Accepter le design est d’une part, affirmer la prédominance d’un triptyque fort nouant transparence – confiance – humain et d’autre part, accepter le besoin d’expérimenter de nouvelles formes d’actions publiques en laissant la place à l’imaginaire et à de nouveaux usages.

Article rédigé par Charlotte Lourme, Arnaud Wink et Marlène Simonessa, agence Itinéraire Bis
Illustrations réalisées par Adèle Trevilly, agence Itinéraire Bis

Temps de lecture : 7 minutes

Le vaste chantier de l'innovation publique se coordonne à différentes échelles. En tant que designeur·es d’intérêt général, nous naviguons entre réflexions stratégiques territoriales et actions locales en aidant les collectivités au déploiement de solutions concrètes pour renouveler les services rendus aux citoyens. Cette posture hybride nous permet de saisir les innovations publiques déployées localement et de contribuer à leur mise en forme.
Le degré d’avancement de l’action publique dans son renouvellement reste cependant hétérogène sur le territoire national. Cette disparité dépend en partie des ressources économiques, techniques et humaines dont disposent les territoires et de leurs vulnérabilités face aux bouleversements climatiques, sociaux et sanitaires. 
Au regard de l’ensemble de ces contraintes, nous préférons parler de transformation voire d'adaptation des territoires face à ces changements plutôt que d’une logique d’innovation. Chaque territoire, commune, agglomération, département ou région doit œuvrer au déploiement de solutions d’aménagements adaptées à son échelle, sa localité, sa densité et aux besoins de ses citoyen·nes.“Chaque collectivité doit pouvoir piocher et utiliser le dispositif dont elle a besoin”, nous rappelle Christophe Bouillon, président de l’Association des petites villes de France. Au-delà de ces aides financières et dispositifs d'accompagnement dont peuvent bénéficier les collectivités, nous vous proposons d’explorer l’apport du design dans ces démarches. Nous vous proposons de découvrir autrement les méthodes et les outils du design et de l’intelligence collective et d’appréhender les résultats, intérêts et limites des démarches de co-conception.

Comment le design s’est-il immiscé dans l’action publique ?

Du design au design d'intérêt général

Historiquement, le design est entendu comme une pratique de conception d’une réponse fonctionnelle à une problématique donnée. Néanmoins, cette définition a évolué au fil des décennies : marquée par des facteurs socio-économiques et environnementaux (crises économiques et sociales successives, bouleversements numériques, enjeux écologiques, etc.). De nouvelles pratiques du design sont alors apparues telles que le design social, le design de service, le design d’interactions ou encore le design participatif.

Dans les années 1960, le design participatif a émergé « en réaction à la consommation générée par le capitalisme industriel1 » et a proposé l’inclusion des habitants dans le processus de production. Avec le co-design, pratique plus contemporaine, le designer quitte sa posture de « sachant » en devenant un soutien d’un processus. Il cherche à associer les différentes sensibilités des parties prenantes. Les projets sont alors co-conçus par et pour les usagers au fil des ateliers. 

La co-conception poursuit l’idéal d’un « design démocratique » et l’ambition d’une recherche de sens commun : il s’agit moins de répondre efficacement à une problématique purement fonctionnelle que de chercher à améliorer collectivement l’habitabilité de notre monde. S’opèrent alors un glissement et une ré-ouverture de la définition : le design comme discipline2. Cette pratique du design est marquée par la pluridisciplinarité : le design, en fonction des terrains à appréhender, emprunte à d’autres pratiques complémentaires telles que la sociologie (des techniques, des organisations), l’intelligence collective, la philosophie, l’anthropologie, les sciences cognitives, etc.).

Le design accompagne les acteurs publics sur des questions méthodologiques, stratégiques et opérationnelles (c’est en partie ce pourquoi il est appelé). Néanmoins, il va bien au-delà et fait émerger tout au long du processus une matière plus sensible et une richesse d’expériences, centrées usagers qui atteste de l’intérêt d’une telle approche pour l’action publique.

1GALLIGO, Igor. « Design participatif et codesign : entre réappropriation et transition idéologique » In EUDES, Emeline. MAIRE, Véronique. La Fabrique à écosystèmes. Paris : Loco, 2018, p.108.

2 Design entendu comme science de la conception du sens, par la forme et la preuve, et discipline de projet, philosophiquement engagée dans un idéal d’avenir meilleur et durable, se donnant pour « fin ou but » d’améliorer « l’habitabilité du monde ». FINDELI Alain, « Searching For Design Research Questions : Some Conceptual Clarifications » In « Questions, Hypotheses & Conjectures : discussions on projects by early stage and senior design researchers », Bloomington : iUniverse, 2010, pp. 286-303.

Accompagner l’action publique et l’innovation sociale par le design

Le modèle de gestion publique issu des années 1980 (« le nouveau management public ») n’a pas su se transformer au même rythme que la société. Face à ce constat partagé, les designers cherchent à s’immiscer dans les institutions et contribuer à l’amélioration des méthodes de l’action publique3. Ils cherchent à repenser l’action publique comme : «un cadre facilitant la mobilisation des populations et leur mise en réseau4». Inversement, les acteurs publics, à différentes échelles (nationale et locale) font de plus en plus appel aux méthodes du design pour faire évoluer les services rendus aux « citoyens-administrés-usagers ». 

Si le design semble être en excellente voie d’intégration (développement des laboratoires d’innovation sur l’ensemble du territoire5, entrée en jeu de la Direction interministérielle de la transformation publique, positionnement affirmé de la 27ème Région, etc.) il s’agit néanmoins d’une démarche qui suscite encore de la méfiance puisqu’elle est capable de soulever des questions souvent inattendues et d’ouvrir de nouvelles perspectives. Élus et porteurs de projets ont tout à gagner à reconnaître la démocratie participative comme étant au service de l'amélioration des services, du cadre de vie des habitants et du territoire.

Il faut également rappeler qu'accepter le design c’est accepter d’avancer dans l’incertitude de la réponse. Il y a néanmoins un véritable enjeu à ce que les administrations et les acteurs publics intègrent la dimension parfois risquée de ces démarches itératives (le processus de design n’atterrît pas toujours là où il était attendu) pour faire évoluer leurs services, leurs politiques publiques et leurs valeurs. Si le cadre spécifique du service public français apparaît comme un cadre solide, celui-ci est néanmoins fragilisé tant par des problématiques organisationnelles que politiques (inégalités d’accès aux services sur le territoire, manque de capacités, logique de silos, difficulté de définir collectivement nos besoins au regard des enjeux sociaux et environnementaux, etc.). Fragilisé, ce cadre est à renforcer au regard des enjeux actuels et à venir.

La démarche du design peut accompagner ce processus : accepter le design est d’une part, affirmer la prédominance d’un triptyque fort nouant transparence – confiance – humain et d’autre part, accepter le besoin d’expérimenter de nouvelles formes d’actions publiques en laissant la place à l’imaginaire et à de nouveaux usages.

3 « Action menée par une autorité publique (seule ou en partenariat) afin de traiter une situation perçue comme un problème » : LASCOUMES, Pierre, LE GALÈS, Patrick. Sociologie de l’action publique. Paris : Armand Colin, 2007.  [Réédition 2012], p. 7.

4 La 27e Région. Design des politiques publiques. Paris : La documentation française, 2010, p. 135.

5 Découvrez “l’Atlas des laboratoires d’innovation” pubique publié en novembre 2022 par la DITP.

Comment le design peut-il accompagner les transformations à venir ?

La posture adaptée du designer (médiateur, facilitateur, projecteur)

Le designer crée du liant, du lien entre toutes les parties prenantes : les citoyens, les techniciens (architectes, développeurs), les élus, les directeurs et les agents des collectivités. C’est un médiateur capable de parler le langage technique, institutionnel (dans la mesure du possible, n’oublions pas que le design se situe plutôt du côté opérationnel) et le langage citoyen. Il parle à tout le monde et s’adapte à la pluralité des contextes d’intervention. Lors d’un atelier d’intelligence collective, il facilite le dialogue entre toutes les expertises : techniques, politiques, et surtout expertises d’usages. Le designer a alors trois responsabilités : maximiser l’autonomie des participants, appliquer les règles de l’intelligence collective et traduire la complexité. Si le designer endosse le rôle d’animateur et de facilitateur, il apparaît surtout comme un traducteur de complexités : il crée des liens entre différentes postures grâce à son usage multiformats.
Afin de faciliter et stimuler ces échanges, le design crée des artefacts : objets de discussions, objets graphiques, jeux, modélisations, maquettes. Sur la base de ces productions les participants peuvent échanger, débattre, émettre leurs réticences, leurs envies et leurs besoins. La médiation est donc - littéralement - humaine (d’humain à humain) mais elle s’appuie en grande partie sur des « outils intermédiaires » qui permettent (le plus souvent par l’image, le dessin, le schéma) de visualiser la pensée. D’autres formats existent (podcasts, expériences sonores, scénarisations, romans). La force de l’approche par le design réside dans sa capacité à produire des formes qui facilitent la médiation dans un langage commun et universel : l’image.

Le designer donne une forme et raconte autrement que par le rapport ou l’essai. Là réside sa différence avec l’expert en sciences politiques. Le designer donne d’autres formes au matériau politique : représente la planification autrement en injectant du souhaitable et de l’imaginaire. Capable d’osciller entre plusieurs échelles, le designer intègre une vision macro-systémique et la met au service d’une vision située (il est proche du terrain, des besoins, des citoyens), en replaçant les usages au cœur de son action.En conduisant le processus de co-conception, le designer est capable de proposer une vision à long terme.

Cette vision peut (et doit, c’est notre conviction) être co-construite avec les participants et prendra en compte les données de terrain, les signaux faibles (évolution de la société, de l’économie, de la technologie) et les aspirations au changement (sociaux, environnementaux, futurs de l’action publique). Horizon qui s’inscrit inévitablement dans une conception philosophique ou politique du futur que l’on souhaite construire.

La co-conception, une démarche située et itérative

Les designers sont sollicités sur la maîtrise d’usages mais il n’existe pas de méthode type. La méthode se définit sur-mesure. Le travail d’appréhension fait partie du design : un protocole adapté doit être inventé pour chaque situation. Cela fait partie de la démarche de design que de savoir s’adapter aux composantes humaines, sociales, à l’environnement et l’écosystème de chaque projet. La co-conception d’une bibliothèque municipale n’appelle pas au même cheminement que la conception de dispositifs d’aide à l’insertion par l’emploi pour une communauté d’agglomération même si ces deux projets peuvent suivre une même logique : l’amélioration de l’offre de services aux habitants conjointement au réaménagement des espaces.

La méthodologie du design au service de l’action publique peut être présentée en quatre phases ; l’immersion et l’analyse, la conception et l’idéation, les phases de tests et d’expérimentations, et enfin le déploiement. Il ne s’agit pas d’un cheminement linéaire mais d’un processus itératif où l’on avance par tâtonnement.

Cette gestion de projet souple, bien que laissant place à l'incertitude, se conclut toujours par un atterrissage, c’est-à-dire, la mise en place d’actions concrètes déployées sur la base de feuilles de route de solutions co-construites par l’ensemble des parties prenantes.  

L’immersion est un temps de rencontre des parties prenantes et de récolte de matériaux (observation, entretiens individuels et collectifs, résidences in situ). Aujourd’hui ce travail d’immersion et cette capacité à synthétiser et à porter un regard créatif et idéatif dès cette étape est le propre du métier de designer, mais l’objectif reste d’outiller les acteurs publics en leur transmettant ces méthodes (formations de terrain où l’enjeu est d’embarquer les agents).

L’idéation est le premier moment de la conception, l’entrée dans la réflexion sur des solutions (l’enjeu étant d’ouvrir au maximum et l’objectif de stimuler la créativité collective des participants). Lors de la phase d’idéation menée en co-conception, si les outils sont cartographiés, deux axes se distinguent : « faire de rien avec les participants » et « faire et faire réagir » où les participants viennent enrichir des scénarios esquissés en chambre (bien que toujours pensés à partir de matériaux terrain). Parmi ces outils peuvent être cités : la veille créative, le photomontage, le plan des usages, le parcours augmenté, le design fiction ou encore la maquette collaborative.

La phase de test permet quant à elle, de préciser des pistes de solutions, de tester un panel d’usages innovants et de nouvelles postures. Ces pistes à tester sont des choix collectifs. La dimension participative peut également être présente lors des temps de prototypage. Avant de déployer les solutions ; une évaluation est nécessaire pour « faire la preuve du concept ». L’intérêt étant de co-construire la grille d’évaluation avec l’équipe projet.

Ainsi, la démarche de co-conception permet un empouvoirement en mettant en place un environnement favorable stimulant le partage et l’idéation à l’aide d’objets intermédiaires, d’ «outils conviviaux6».

C’est ce qui permet aux parties prenantes, après des phases de débats et d’expérimentation, d’accoucher collectivement de formes situées et plus inclusives. L’échelle d’Arnstein (Sherry Arnstein, 1970) reste un bon outil permettant d’évaluer le niveau de participation dans un projet. L’échelon le plus haut étant la cogestion où la délégation du pouvoir au citoyen est totale. Pourtant, une partie encore trop faible de projets s’inscrit à ce niveau.
Néanmoins, il s’agit d’un outil que le designer pourrait utiliser en pilotage de projet afin de négocier avec le commanditaire des marges de manœuvre au nom des usagers dans les décisions finales. En effet, le design porte en lui une promesse démocratique. Il a une responsabilité politique et éthique : celle de contribuer avec justesse et sens, en composant du soutenable et souhaitable, à la transformation et l’amélioration de nos conditions.

6 Selon Illitch l’outil peut rendre dépendant d’un corps de spécialistes, l’outil convivial est ouvert, fait passer le collectif avant l’individuel et favorise les communs face au sur-individualisme. Les outils non-conviviaux imposent la distanciation et le repli, ils éloignent les individus les uns des autres et les citoyens de leur implication démocratique. Pour Illitch, un outil « juste » répond à trois exigences : « il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnelle. » ILLITCH, Ivan. La convivialité. Paris : Seuil, 1973. [Réédition 2003], p. 43.

  1. DUHEM Ludovic & RABIN Kenneth (dir.). Design écosocial – Convivialités, pratiques situées et nouveaux communs. It: éditions, 2018.
  2. La 27e Région. SCHERER, Pauline (dir.). Chantiers ouverts au public. La documentation française, 2015.
  3. THACKARA John. In the Bubble. De la complexité au design durable. Cité du Design éditions, 2008.
  4. MANZINI Ezio. Design, When Everybody Designs. An Introduction to Design for Social Innovation. MIT Press, 2015.
  5. GAGNON, Caroline, BIHANIC, David, LE BŒUF, Jocelyne, VIAL, Stéphane, WATKIN, Thomas (dir.). “Innovation Publique”. “Sciences du Design” 2017/1, n° 5. Presses Universitaires de France, 160 p.
  6. BERGER, Estelle, LÉVY, Pierre (dir.). “Expériences vécues de design”. “Sciences du Design” 2021/1, n° 13. Presses Universitaires de France, 94 p.