« Le design comme un médiateur capable de nous faire toucher du doigt les enjeux de justice sociale et environnementale »

Propos recueillis par Marlène Simonessa, agence Itinéraire Bis
Illustrations réalisées par Gaëtan Barbé, agence Itinéraire Bis

Introduction

Chez Itinéraire Bis, on s’interroge non seulement sur nos pratiques de designer, mais également sur les enjeux sociaux, démocratiques, environnementaux et économiques de notre société. Pour toujours nourrir nos démarches, et dans l’objectif commun d'améliorer les situations que nous vivons, nous avons décidé d’aller à la rencontre de personnalités inspirantes issues de professions et d’horizons très différents. Nous avons échangé avec Alexandre Monnin, philosophe, directeur du master Strategy & Design for the Anthropocene (ESC Clermont BS x Strate Ecole de Design Lyon) et directeur scientifique d’Origens Media Lab.

L’anthropocène, une époque de maîtrise et de déprise  

« L'Anthropocène désigne la nouvelle époque géologique et climatique, marquée par les conséquences des activités humaines. Celles-ci, qu’elles soient l’œuvre de l’espèce humaine de manière indifférenciée ou d’un certain modèle civilisationnel dit ”thermo-industriel” - il s’agit là d’une vraie question - inscrivent l’Anthropocène dans une époque de maîtrise et de déprise. L’étendu de ces conséquences marque à la fois la puissance de l’acteur humain à l’échelle géologique mais également son impuissance face au franchissement en cours des limites planétaires. Nous sommes entrés dans une ère qui révèle d’une part cette capacité à exercer une influence sur le système-Terre et, d’autre part, l’incapacité à en affronter les conséquences. C’est en effet pourquoi l’Anthropocène a été re-conceptualisé en termes de franchissement de limites planétaires, ne concernant pas exclusivement le réchauffement climatique, mais bien un ensemble de critères géophysiques comme l’acidification des océans, la disponibilité en eau à l’échelle de sa consommation mondiale, le taux de diminution de la biodiversité ou encore la disparition de certaines espèces. Cet ensemble de limites, dont certaines ont d’ores et déjà été franchies, impliquent la considération d’enjeux planétaires et non plus seulement humains. L’Anthropocène suppose donc une vision que certains qualifierons de systémique, ouvrant sur des échelles temporelles et spatiales, nous dépassant largement, et avec lesquelles les civilisations humaines et la politique n’ont pas l'habitude de traiter. »

Le design, un outil de politisation  

« Ces échelles sont difficilement saisissables et donc difficiles à politiser, et ceci même pour les plus politisés et les plus radicaux d’entre nous. Le design en ne se posant pas comme ”une solution tout terrain” mais bien comme un médiateur capable de nous faire toucher du doigt ces enjeux, est un cadre intéressant pour nous permettre de les appréhender. »

« En travaillant sur la forme, souci qui est le sien, le design nous livre des représentations visuelles. Il met en forme de l’information, élabore des instances, etc. Il s’agit d’une pratique suffisamment large pour qu’elle puisse nourrir une démarche politique. Il me semble que le design est moins une discipline donnée qu’un cadre multiple que l’on peut mobiliser pour aborder ces enjeux. Je ne crois pas qu’il y ait une pratique unique et unifiante qui soit celle du design, même si les designers peuvent avoir besoin de cette identité. Moi qui ne suis pas designer, je me préoccupe plutôt de la chance qu’il représente que de son essence. J’insiste sur l’importance de cette pluralité de pratiques que nous pouvons mobiliser de l’extérieur. Evidemment, cela ne se suffit pas à soi seul : de belles instances ou de belles représentations ne résoudront pas à elles seules les problèmes liés à des rapports de forces ou des stratégies globales, néanmoins, ces éléments ne peuvent être évacués si l’on veut parvenir à appréhender et donc politiser des enjeux qui autrement nous échappent. Le souci de la forme est peut-être ce qui relie tout cela. Il faut, évidemment, entendre ici une forme politique, une forme qui se décline de multiples manières, une forme elle-même au pluriel. »

La fiction comme outil d’exploration de la réalité

« Je fais souvent une distinction entre le fictif et le fictionnel. La fiction n’appartient pas au domaine du fictif, c’est un outil d’exploration de la réalité. Il est tout à fait possible de rester dans la réalité par l’exploration fictionnelle, c'est-à-dire en mettant en place des cadres d’apparence fictifs mais qui s’avèrent être en prise avec la réalité. La fiction permet donc d’ouvrir des nouveaux cadres, ancrés dans la réalité elle-même. »

« Les Yes Men par exemple, ces activistes qui dénoncent le libéralisme par la caricature, s’infiltrent dans un cadre existant dans lequel ils délivrent un discours absurde voire obscène, ayant des effets sur la réalité. Mais très vite, ils révèlent leur imposture pour dénoncer une situation. Cette annonce referme alors le cadre qui commençait à s’ouvrir, or tout l'intérêt de la fiction est d’ouvrir un espace, un cadre, dans lequel il est possible et légitime de se poser d’autres questions. Tout l’enjeu étant dès lors de le maintenir ouvert pour qu’il ne soit plus perçu comme fictionnel. »

« En 2018, avec Diego Landivar, nous présentions devant la Startups Nation, lors de la conférence BlendWebMix Webmix, notre projet de ”dernière startup”, Closing Worlds, dont le programme avait pour sérieuse ambition de fermer les technologies numériques, de les faire atterrir radicalement en mettant en place des ”désincubateurs” pour embrasser les enjeux du renoncement et de la fermeture, voire la ”désinnovation”. Dans un premier temps, le public a cru à une blague, un sketch que nous allions finir par éventer. Alors que non, nous nous sommes appuyés sur un diagnostic scientifique précis issu des limites planétaires et nous étions sur place pour démontrer le sérieux de ce projet. En restant sur cette ligne sans refermer la porte ouverte, nous avons fini par susciter l’adhésion. Ce programme et les questions qu’il soulève pouvaient avoir l’air fictionnels dans la mesure où ils se placent en décalage évident par rapport au tout venant de la réalité, elle-même problématique. Car le crédo de cette réalité est le business as usual. Or les bases physiques d’une réalité, reposant sur l’innovation sans limite, sont elles-mêmes fictionnelles. En effet, maintenir l’idée qu’il est soutenable d’un point de vue physique de continuer à ouvrir de nouvelles économies reposant sur ce modèle de croissance est complètement faux. » 

« Il n’y a donc pas d’opposition entre des doux rêveurs et des réalistes : c’est au contraire fiction contre fiction dont l’une est scientifiquement ancrée et l’autre est absurde. Je nous qualifie volontiers ”d’envers des Yes Men” puisque le cadre que nous avons ouvert avec un projet comme Closing Worlds perdure. Avec Diego Landivar et Emmanuel Bonnet, nous avons depuis institutionnalisé ce cadre en créant le master Stratégie et Design pour l’Anthropocène en partenariat avec l'ESC Clermont BS et Strate Ecole de Design Lyon, qui permet d’aborder ces questions d'anticipation stratégique et qui sont et seront de plus en plus amenées à avoir un impact sur toutes les activités socio-économiques. » 

Donner forme à la résilience

« La résilience est peut-être quelque chose qui manque de forme : c’est un concept qu’il est difficile d’appréhender. Il est donc intéressant de rendre visible, de restituer et de donner forme à ce que l’on met en pratique avec la notion de résilience en termes d’objectifs et de finalités pour que d’autres puissent s’en saisir, en discuter et délibérer. 
C’est un concept qui a ses sources, comme beaucoup d’autres, dans la cybernétique, issu d’une science qui étudie des systèmes complexes et autorégulés. La résilience est donc cette capacité d’auto-adaptation au changement que peut acquérir un écosystème. Seulement, cette capacité à changer n’explicite pas ce que l’on change, ni de quelle manière. Elle évoque une adaptation permanente sans ouvrir de réflexion sur sa direction ainsi que sur les causes qui la nécessitent, c'est-à-dire sur cet ensemble d’éléments avec lesquels il y aurait matière à faire de la politique. » 

« C’est pour cette raison que l’on voit émerger des critiques de la résilience et plus précisément sur les discours qui se construisent autour de la résilience. Mais elle n’est pas seulement un concept, c’est avant tout un mode de gouvernance spécifique qui ne doit pas être attaqué uniquement d’un  point de vue sémantique. Il faut aller voir ce à quoi ce mode de gouvernance correspond, d’où il vient et ce qu’il opère, bien au-delà de ses manifestations symptômales. Quand on regarde finement ce mode de gouvernance, il est extrêmement problématique, il est devenu un mode de gestion de crise. Soraya Boudia et Nathalie Jas reviennent sur l’émergence de la doctrine de résilience en matière de gestion de crise dans Gouverner un monde toxique1 et expliquent qu’il s’agit moins, désormais, de prévenir les crises mais plutôt de maximiser la capacité des populations à se montrer résiliantes face à elles. Ceci est évidemment problématique puisqu’elles doivent se débrouiller seules au nom de ”l’empowerment”, forme ”d'encapacitation” et ”d’empuissentement”, pour s’en sortir - Mais dans quel état ? Qu’advient-il de ces milieux en définitive ?
Ce qui est central ici c’est aussi un intérêt pour le vivant et ses propriétés spécifiques - dont cette capacité d’adaptation. Ce titre, la résilience, est un concept/mode de gouvernance très puissant sur lequel la littérature américaine notamment, porte un regard critique, bien plus avancé qu’ici, en s’interrogeant sur notre notre appétence à solliciter le vivant pour mitiger les effets de nos actions. Au cœur de la résilience, on trouve en effet l’idée que l’on pourrait puiser dans le vivant lui-même les réponses à cet extractivisme qui l'abîme, c’est une manière de solliciter deux fois la nature. Sur le plan de la production d’un côté et sur le plan de mitigation de l’autre. Il faut donc comprendre la puissance de ce cadre qui arrive à capter les discours autour de la reconnexion avec le vivant. Il y a donc, d’un côté, la résilience dans sa dimension planétaire, sa capacité à mobiliser le vivant et par ailleurs, la forme de gouvernance mobilisée qu’elle représente, elle-même difficile à politiser. »

1 Soraya Boudia, Nathalie Jas, Gouverner un monde toxique, Versailles, Quae, coll. « Sciences en questions », 2019

Engager la redirection écologique dans les organisations et les territoires2

« L’idée de transition écologique et de tout ce qui lui est associé, c’est-à-dire certaines approches du développement durable, se présentent comme une potion magique : si l’action suit la recette comme par exemple, arrêter de polluer, être plus circulaire, utiliser d’autres matériaux, ou encore si l’on se concentre sur la responsabilité sociale des entreprises, tout se passera bien. Si l’on respecte un corps de doctrines avec des gradients différenciés en appliquant les ingrédients d’une croissance verte, du développement durable ou de la transition, on affrontera les problèmes actuels et il sera peut-être même possible de compenser les effets de la croissance, nous dit-on.
Cependant, il y a un impensé dans ce discours : comment applique-t-on la recette ? Le véritable problème est que ”nous” n’appliquons pas ces formules dont nous disposons depuis une trentaine d'années. Or, ce qui n’est pas applicable ne peut pas être une potion magique et il faut alors s’interroger sur les conditions sociales et politiques qui font qu’il est difficile, voire impossible, d’appliquer cette recette. Il ne s’agit pas tant d’abandonner les réponses qui peuvent être apportées que de les connecter justement à ces autres enjeux. »

« Dans le cadre du Master of Science Stratégie et Design pour l’Anthropocène, nous enseignons la redirection écologique. Nous partons du principe qu’il n’existe pas un ensemble de solutions, hélas non applicables, mais plutôt un ensemble de modèles problématiques (des infrastructures, des modèles économiques, des business modèles, des modèles managériaux, etc.) qui menacent l’habitabilité de la planète et constituent des réalités non-viables. Partis de ce constat, nous essayons de renverser la focale en démontrant que nous devons prendre soin de ces réalités à la manière des soins palliatifs, c’est-à-dire en outillant leur nécessaire démantèlement ou fermeture tout en mariant les enjeux de justice sociale et environnementale. En effet, ce sont des éléments infrastructurels auxquels nous sommes attachés et dont nous sommes dépendants, la plupart du temps malgré nous et de manière ambivalente . Il faut donc enquêter sur la nature de ces attachements pour définir ce qui doit advenir de ces réalités et se demander : comment et à quoi pourraient-elles être ré-affectés ? Comment démocratiser et repolitiser leur traitement ? Il y a un véritable enjeu pour le design à les représenter, puisque souvent ces éléments sont mal connus et mal perçus -les infrastructures, par définition, sont soustraites à notre attention-, pour permettre aux citoyen.n.e.s de délibérer sur ces questions et de s’emparer de ces problématiques. »

« Il est nécessaire de comprendre l’Anthropocène dans sa dimension très englobante, d’interroger des systèmes et des échelles qui nous sont largement étrangères tout en les articulant à des échelles relativement micro afin d'appréhender des situations d’incertitudes et exploratoires que l’on ne comprend pas d’emblée et qui nécessitent par conséquent de déployer des enquêtes3. Nous proposons donc à nos étudiants de mener des investigations sur les chantiers touchant aux enjeux de fermeture ou de renoncement à des échelles plus méso en se concentrant sur des situations et des terrains précis.
Par exemple, un travail a été mené sous l’égide de Diego Landivar par les citoyens et citoyennes eux-mêmes et elles-mêmes pour définir la mise en place de protocoles de renoncement à Grenoble afin de démocratiquement traiter un certain nombre d’infrastructures vétustes. Les piscines municipales sont des puits énergivores et la vétusté de ces infrastructures, d’une durée de vie d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années, pose la question de l'arrêt de la construction neuve. Faut-il construire de nouvelles piscines qui causeront un stress hydrique croissant sur les quarante années à venir ou bien y renoncer ? Cela implique alors d’étudier les conditions de ce renoncement et sa viabilité sur ce territoire spécifique en analysant l’attachement des habitants et des habitantes à ces piscines mais également leur rôle sur l’activité économique du territoire. L’entretien de ces infrastructures est source d’emploi pour la collectivité et son réseau de professionnels (les chauffagistes, les plombiers, etc.) qui en dépendent. Il faut également analyser et anticiper les inégalités fondamentales qu’un tel renoncement peut instaurer et identifier les publics qui fréquentent ces établissement ainsi que le rôle social que représente la piscine municipale. Ces questions, à la croisée des enjeux de justice sociale et de justice environnementale, ont fait l’objet d'une forte mobilisation et ont été traitées en concertation avec les populations qui ont ainsi pu présenter un plan aux élus. Celui-ci ayant été examiné, il suivra peut-être son cours4. »

« Plus largement, l’enjeu de la démarche que nous portons avec nos étudiant.es est de parvenir à développer des stratégies opérationnelles et effectives. Les organisations, confrontées à des bifurcation qui ne vont pas manquer d’intervenir, enquêtent elles-mêmes sur leur devenir. Elles sont souvent démunies face à un tel horizon. De même, des territoires adoptent cette démarche de co-enquête qui n’est donc plus seulement l’affaire de collectifs militants mais concerne un agrégat de chercheuses et chercheurs, des collectifs affectés, des citoyens et des citoyennes qui se réunissent dans le cadre d’instances de quartiers, par exemple pour statuer sur la signification de ces renoncement ou sur le traitement démocratique des réalités qui menacent à la fois l’habitabilité du monde en général mais aussi la capacité des milieux à subsister. Ils et elles ne sont donc pas forcément politisés au départ mais le deviennent au cours des enquêtes en s'insérant dans des rapports de forces pour finalement permettre à la démarche de peser sur le cours des choses. La finalité de ces enquêtes n’est pas tant de revendiquer sa domination idéologique que de peser sur certains  rapports de force. L’emporter est, je pense, un très bon objectif. De par sa capacité à entreprendre des actions très concrètes, le design peut intervenir stratégiquement pour soutenir un tel objectif. En naviguant entre une vision opérationnelle et une vision stratégique, il s’agit d’inventer les leviers d'action qui font aujourd’hui défaut pour faire atterrir les organisations et les institutions5, non pas seulement depuis des milieux para-institutionnels, mais en légitimant cet objectif et les moyens déployés pour l’atteindre. »

2 Titre du numéro hors-série de la revue Horizons Publics du 06 août 2021
3 Présentation du Master of Science Strategy & Design for Anthropocene, par A. Monnin sur le site de la Strate École Design, Établissement d'enseignement supérieur technique privé reconnu par l'État, membre de l'Institut Carnot Télécom & Société numérique et labellisée Carnot pour la qualité de ses partenariats de recherche.
4 Projet présenté dans le numéro Hors-série “Engager la redirection écologique dans les organisations et les territoires” de la revue Horizons Publics, 06 août 2021
5 Formulation issue de la Présentation du Master of Science Strategy & Design for Anthropocene, par A. Monnin, op.cit.

Créer une nouvelle instance

« Notre visée est donc d’institutionnaliser le cadre où s’élabore des propositions alternatives. Nous sommes notamment en train de monter un institut pour continuer à asseoir ce cadre et assurer sa cohérence. L’objectif étant qu’il ne subisse pas le même écueil que celui de la transition écologique devenu un concept derrière lequel on range tout et n’importe quoi. Nous préparons le terrain à la création d’outils de la redirection écologique, pour accompagner les organismes privés et publics sur des enjeux à la fois opérationnels et stratégiques, face auxquels ils sont démunis, et qui sont les vrais enjeux d’aujourd’hui et de demain. »