Comment transformer les gestes quotidiens liés à des habitudes contraignantes en pratiques collectives désirables ?
Pour Semprini, les objets quotidiens sont « des objets qui habitent notre vie ordinaire et qui meublent pour ainsi dire notre vie de tous les jours. Les objets quotidiens sont ces objets que souvent nous ne voyons pas, tant ils sont entrés dans nos pratiques de vie ordinaire, tant ils se glissent dans nos gestes les plus anodins, tant ils semblent solidaires et presque en communion avec l’univers qui nous entoure ».
Habitudes contraignantes :
L’habitude quotidienne est un geste, un mouvement du corps physique qui à force de répétitions en devient automatique. Comme l’explique Bergson, l’habitude est proche de l’instinct en cela qu’elle induit l’automatisme du comportement et la faible intensité de la conscience. L’individu n’est donc plus indéterminé face à l’action à effectuer car le geste est inscrit en lui. Cette automatisation à deux conséquences. Elle permet à l’individu d’économiser de l’énergie dans l’action, surtout si celle-ci est rébarbative et contraignante. Cependant, en minimisant la conscience, elle empêche toute adaptation au contexte et donc toute création de gestuelle nouvelle et d’innovation dans notre façon de vivre.
L’habitude est déclenchée par un signal, un signe connu, tel qu’un objet, un espace ou un contexte. Cette habitude vise à atteindre un « résultat pratique déterminé ». Si l’expérience vécue n’est pas une habitude, c’est l’intelligence qui permettra l’adaptation nécessaire, l’ajustement au contexte.
La contrainte est une pression morale ou physique, une obligation créée par les règles en usage dans un milieu, par une nécessité. L’habitude contraignante serait donc une action, un geste imposé en réponse à un signal, à un contexte donné lié tout ou partie à un système socioculturel.
Dans notre quotidien (qui se fait ou revient chaque jour), le contexte culturel et social serait source d’habitudes contraignantes en créant des obligations morales non conscientisées.
Cependant une habitude, dès lors qu’elle engendre un résultat bénéfique et positif pour l’individu et la société tout en permettant à celui-ci, d’économiser de l’énergie, pourrait devenir légitime. Il faudrait qu’elle puisse, tout en minimisant l’indétermination, que l’action devienne une pratique, en cela que l’individu garde toute conscience de son comportement. « Je pratique cette habitude car je l’ai choisie, voire car je l’ai créée et qu’elle me semble libératrice ».
Contracter des pratiques collectives désirables pour décider ensemble de notre « façon de vivre ».
Comme l’explique Bernard Stiegler, pour que l’individu puisse connaître l’individuation (processus par lequel un individu se différencie), il faut qu’il passe de l’usage à la pratique. Celle-ci concerne l’action, la transformation de la réalité extérieure par la volonté humaine.
Devenir praticien c’est développer des savoirs et des savoir-faire qui nous transforment et nous permettent d’apprécier les actions avec plus de goût et de saveurs.
« Car les motifs ne se constituent pas dans les usages que prescrivent les modes d’emploi, mais dans les pratiques qui développent des savoirs où se forment les saveurs qui leur donnent consistance. »
Ici B. Stiegler compare l’usage à un mode d’emploi ou les gens sont guidés, ou ils doivent suivre un protocole préétabli, avec un enchaînement d’action dans un ordre déterminé. Il faut suivre l’ordre univoque et universel du mode d’emploi. Il ne laisse donc pas de place à l’interprétation possible, et donc à la liberté. Dans l’usage les modalités pratiques de mise en œuvre sont aussi prédéfinies et ne laissent donc qu’une faible place à la liberté tandis que dans la pratique, on apprend des autres et aux autres. On développe une relation plus affective au monde, donc plus riche et plus savoureuse.
« Ne pas subir les transformations de son existence, de la société mais participer à cette transformation. Être déchargé de sa tâche c’est être privé de la possibilité de décider de sa façon de vivre. »
L’importance de la pratique pour la construction de la société :
Le système des objets est donc une interface entre les systèmes sociaux et les systèmes techniques. Si comme l’énonce B. Stiegler, l’obsolescence des objets ne nous permet que d’en faire « usage », il en découlera une perte des savoirs, et donc une perte du lien social. Cette prolétarisation généralisée découle de la méconnaissance des systèmes techniques, des savoirs et savoir-faire qui ne sont plus véhiculé et pratiqués par l’intermédiaire des objets. Les usagers consomment des produits pour répondre à des désirs, des pulsions insatisfaisantes mais ils ne se retrouvent plus dans une pratique, elle-même nécessaire à l’échange symbolique entre individus. Dans cet usage on ne retrouve plus la possibilité d’échanger des signes et donc d’enrichir le langage symbolique. On parle alors de souffrance symbolique. L’usage, ou l’habitude individuelle ne permet plus de construire un système de signes partagés et donc compréhensible par tous. Pourtant l’individu pour se réaliser à besoin de signifier, de faire signe pour témoigner de sa singularité et ainsi assouvir son besoin d’exister.
« Dans la pratique, le sujet gagne en personnalité ».
Pratiquer les objets c’est pouvoir participer à l’évolution de la culture et de la société qui la comporte, en cela que la culture est un « circuit d’échanges symboliques, qui ne peut être qu’une individuation collective ».
Il semble donc évident que l’individuation la plus efficiente passe par la pratique collective, c’est-à-dire l’apprentissage de savoir collectif permettant ainsi un échange symbolique participant à l’enrichissement et à la création du système socioculturel. La pratique de l’objet participe fondamentalement à la construction de la société et à la perception qu’on en a. C’est donc seulement collectivement que peut s’accomplir l’individuation, que peuvent évoluer les mœurs et les pratiques. Vivre en société c’est répondre aux même « règles de vie », aux même « règles du jeu ».
« Les pratiques de l’espace trament en effet les conditions déterminantes de la vie sociale »
Les valeurs et les symboles partagés sont déterminants car ce sont ceux-ci, naissant d’une culture commune, qui amènent à des habitudes individuelles similaires permettant de pouvoir coordonner et synchroniser l’action collective. Cependant ces habitudes doivent évoluer en pratiques, c’est-à-dire en actions où les gestes impliquent le corps et l’esprit. Pour décider de notre façon de « vivre ensemble » il faudrait donc participer à des pratiques collectives désirables. Finalement, il s’agirait, selon B.Stiegler d’augmenter la qualité des pratiques de la vie quotidienne et non la quantité d’usages. Si je contracte des habitudes individuelles contraignantes, je subi mon milieu de vie. Il serait préférable que je puisse construire ma façon de vivre qui ne peut être pensée individuellement puisque l’être humain est d’abord un être social. Il nous faut donc participer à l’évolution de notre milieu de vie par des pratiques collectives nous amenant à l’individuation, c’est-à-dire à l’enrichissement et à la réalisation de soi à travers la relation aux autres.
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