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Accompagner les transformations : le design au service de l’action publique

Accepter le design est d’une part, affirmer la prédominance d’un triptyque fort nouant transparence – confiance – humain et d’autre part, accepter le besoin d’expérimenter de nouvelles formes d’actions publiques en laissant la place à l’imaginaire et à de nouveaux usages.

Article rédigé par Charlotte Lourme, Arnaud Wink et Marlène Simonessa, agence Itinéraire Bis
Illustrations réalisées par Adèle Trevilly, agence Itinéraire Bis

Temps de lecture : 7 minutes

Le vaste chantier de l'innovation publique se coordonne à différentes échelles. En tant que designeur·es d’intérêt général, nous naviguons entre réflexions stratégiques territoriales et actions locales en aidant les collectivités au déploiement de solutions concrètes pour renouveler les services rendus aux citoyens. Cette posture hybride nous permet de saisir les innovations publiques déployées localement et de contribuer à leur mise en forme.
Le degré d’avancement de l’action publique dans son renouvellement reste cependant hétérogène sur le territoire national. Cette disparité dépend en partie des ressources économiques, techniques et humaines dont disposent les territoires et de leurs vulnérabilités face aux bouleversements climatiques, sociaux et sanitaires. 
Au regard de l’ensemble de ces contraintes, nous préférons parler de transformation voire d'adaptation des territoires face à ces changements plutôt que d’une logique d’innovation. Chaque territoire, commune, agglomération, département ou région doit œuvrer au déploiement de solutions d’aménagements adaptées à son échelle, sa localité, sa densité et aux besoins de ses citoyen·nes.“Chaque collectivité doit pouvoir piocher et utiliser le dispositif dont elle a besoin”, nous rappelle Christophe Bouillon, président de l’Association des petites villes de France. Au-delà de ces aides financières et dispositifs d'accompagnement dont peuvent bénéficier les collectivités, nous vous proposons d’explorer l’apport du design dans ces démarches. Nous vous proposons de découvrir autrement les méthodes et les outils du design et de l’intelligence collective et d’appréhender les résultats, intérêts et limites des démarches de co-conception.

Comment le design s’est-il immiscé dans l’action publique ?

Du design au design d'intérêt général

Historiquement, le design est entendu comme une pratique de conception d’une réponse fonctionnelle à une problématique donnée. Néanmoins, cette définition a évolué au fil des décennies : marquée par des facteurs socio-économiques et environnementaux (crises économiques et sociales successives, bouleversements numériques, enjeux écologiques, etc.). De nouvelles pratiques du design sont alors apparues telles que le design social, le design de service, le design d’interactions ou encore le design participatif.

Dans les années 1960, le design participatif a émergé « en réaction à la consommation générée par le capitalisme industriel1 » et a proposé l’inclusion des habitants dans le processus de production. Avec le co-design, pratique plus contemporaine, le designer quitte sa posture de « sachant » en devenant un soutien d’un processus. Il cherche à associer les différentes sensibilités des parties prenantes. Les projets sont alors co-conçus par et pour les usagers au fil des ateliers. 

La co-conception poursuit l’idéal d’un « design démocratique » et l’ambition d’une recherche de sens commun : il s’agit moins de répondre efficacement à une problématique purement fonctionnelle que de chercher à améliorer collectivement l’habitabilité de notre monde. S’opèrent alors un glissement et une ré-ouverture de la définition : le design comme discipline2. Cette pratique du design est marquée par la pluridisciplinarité : le design, en fonction des terrains à appréhender, emprunte à d’autres pratiques complémentaires telles que la sociologie (des techniques, des organisations), l’intelligence collective, la philosophie, l’anthropologie, les sciences cognitives, etc.).

Le design accompagne les acteurs publics sur des questions méthodologiques, stratégiques et opérationnelles (c’est en partie ce pourquoi il est appelé). Néanmoins, il va bien au-delà et fait émerger tout au long du processus une matière plus sensible et une richesse d’expériences, centrées usagers qui atteste de l’intérêt d’une telle approche pour l’action publique.

1GALLIGO, Igor. « Design participatif et codesign : entre réappropriation et transition idéologique » In EUDES, Emeline. MAIRE, Véronique. La Fabrique à écosystèmes. Paris : Loco, 2018, p.108.

2 Design entendu comme science de la conception du sens, par la forme et la preuve, et discipline de projet, philosophiquement engagée dans un idéal d’avenir meilleur et durable, se donnant pour « fin ou but » d’améliorer « l’habitabilité du monde ». FINDELI Alain, « Searching For Design Research Questions : Some Conceptual Clarifications » In « Questions, Hypotheses & Conjectures : discussions on projects by early stage and senior design researchers », Bloomington : iUniverse, 2010, pp. 286-303.

Accompagner l’action publique et l’innovation sociale par le design

Le modèle de gestion publique issu des années 1980 (« le nouveau management public ») n’a pas su se transformer au même rythme que la société. Face à ce constat partagé, les designers cherchent à s’immiscer dans les institutions et contribuer à l’amélioration des méthodes de l’action publique3. Ils cherchent à repenser l’action publique comme : «un cadre facilitant la mobilisation des populations et leur mise en réseau4». Inversement, les acteurs publics, à différentes échelles (nationale et locale) font de plus en plus appel aux méthodes du design pour faire évoluer les services rendus aux « citoyens-administrés-usagers ». 

Si le design semble être en excellente voie d’intégration (développement des laboratoires d’innovation sur l’ensemble du territoire5, entrée en jeu de la Direction interministérielle de la transformation publique, positionnement affirmé de la 27ème Région, etc.) il s’agit néanmoins d’une démarche qui suscite encore de la méfiance puisqu’elle est capable de soulever des questions souvent inattendues et d’ouvrir de nouvelles perspectives. Élus et porteurs de projets ont tout à gagner à reconnaître la démocratie participative comme étant au service de l'amélioration des services, du cadre de vie des habitants et du territoire.

Il faut également rappeler qu'accepter le design c’est accepter d’avancer dans l’incertitude de la réponse. Il y a néanmoins un véritable enjeu à ce que les administrations et les acteurs publics intègrent la dimension parfois risquée de ces démarches itératives (le processus de design n’atterrît pas toujours là où il était attendu) pour faire évoluer leurs services, leurs politiques publiques et leurs valeurs. Si le cadre spécifique du service public français apparaît comme un cadre solide, celui-ci est néanmoins fragilisé tant par des problématiques organisationnelles que politiques (inégalités d’accès aux services sur le territoire, manque de capacités, logique de silos, difficulté de définir collectivement nos besoins au regard des enjeux sociaux et environnementaux, etc.). Fragilisé, ce cadre est à renforcer au regard des enjeux actuels et à venir.

La démarche du design peut accompagner ce processus : accepter le design est d’une part, affirmer la prédominance d’un triptyque fort nouant transparence – confiance – humain et d’autre part, accepter le besoin d’expérimenter de nouvelles formes d’actions publiques en laissant la place à l’imaginaire et à de nouveaux usages.

3 « Action menée par une autorité publique (seule ou en partenariat) afin de traiter une situation perçue comme un problème » : LASCOUMES, Pierre, LE GALÈS, Patrick. Sociologie de l’action publique. Paris : Armand Colin, 2007.  [Réédition 2012], p. 7.

4 La 27e Région. Design des politiques publiques. Paris : La documentation française, 2010, p. 135.

5 Découvrez “l’Atlas des laboratoires d’innovation” pubique publié en novembre 2022 par la DITP.

Comment le design peut-il accompagner les transformations à venir ?

La posture adaptée du designer (médiateur, facilitateur, projecteur)

Le designer crée du liant, du lien entre toutes les parties prenantes : les citoyens, les techniciens (architectes, développeurs), les élus, les directeurs et les agents des collectivités. C’est un médiateur capable de parler le langage technique, institutionnel (dans la mesure du possible, n’oublions pas que le design se situe plutôt du côté opérationnel) et le langage citoyen. Il parle à tout le monde et s’adapte à la pluralité des contextes d’intervention. Lors d’un atelier d’intelligence collective, il facilite le dialogue entre toutes les expertises : techniques, politiques, et surtout expertises d’usages. Le designer a alors trois responsabilités : maximiser l’autonomie des participants, appliquer les règles de l’intelligence collective et traduire la complexité. Si le designer endosse le rôle d’animateur et de facilitateur, il apparaît surtout comme un traducteur de complexités : il crée des liens entre différentes postures grâce à son usage multiformats.
Afin de faciliter et stimuler ces échanges, le design crée des artefacts : objets de discussions, objets graphiques, jeux, modélisations, maquettes. Sur la base de ces productions les participants peuvent échanger, débattre, émettre leurs réticences, leurs envies et leurs besoins. La médiation est donc - littéralement - humaine (d’humain à humain) mais elle s’appuie en grande partie sur des « outils intermédiaires » qui permettent (le plus souvent par l’image, le dessin, le schéma) de visualiser la pensée. D’autres formats existent (podcasts, expériences sonores, scénarisations, romans). La force de l’approche par le design réside dans sa capacité à produire des formes qui facilitent la médiation dans un langage commun et universel : l’image.

Le designer donne une forme et raconte autrement que par le rapport ou l’essai. Là réside sa différence avec l’expert en sciences politiques. Le designer donne d’autres formes au matériau politique : représente la planification autrement en injectant du souhaitable et de l’imaginaire. Capable d’osciller entre plusieurs échelles, le designer intègre une vision macro-systémique et la met au service d’une vision située (il est proche du terrain, des besoins, des citoyens), en replaçant les usages au cœur de son action.En conduisant le processus de co-conception, le designer est capable de proposer une vision à long terme.

Cette vision peut (et doit, c’est notre conviction) être co-construite avec les participants et prendra en compte les données de terrain, les signaux faibles (évolution de la société, de l’économie, de la technologie) et les aspirations au changement (sociaux, environnementaux, futurs de l’action publique). Horizon qui s’inscrit inévitablement dans une conception philosophique ou politique du futur que l’on souhaite construire.

La co-conception, une démarche située et itérative

Les designers sont sollicités sur la maîtrise d’usages mais il n’existe pas de méthode type. La méthode se définit sur-mesure. Le travail d’appréhension fait partie du design : un protocole adapté doit être inventé pour chaque situation. Cela fait partie de la démarche de design que de savoir s’adapter aux composantes humaines, sociales, à l’environnement et l’écosystème de chaque projet. La co-conception d’une bibliothèque municipale n’appelle pas au même cheminement que la conception de dispositifs d’aide à l’insertion par l’emploi pour une communauté d’agglomération même si ces deux projets peuvent suivre une même logique : l’amélioration de l’offre de services aux habitants conjointement au réaménagement des espaces.

La méthodologie du design au service de l’action publique peut être présentée en quatre phases ; l’immersion et l’analyse, la conception et l’idéation, les phases de tests et d’expérimentations, et enfin le déploiement. Il ne s’agit pas d’un cheminement linéaire mais d’un processus itératif où l’on avance par tâtonnement.

Cette gestion de projet souple, bien que laissant place à l'incertitude, se conclut toujours par un atterrissage, c’est-à-dire, la mise en place d’actions concrètes déployées sur la base de feuilles de route de solutions co-construites par l’ensemble des parties prenantes.  

L’immersion est un temps de rencontre des parties prenantes et de récolte de matériaux (observation, entretiens individuels et collectifs, résidences in situ). Aujourd’hui ce travail d’immersion et cette capacité à synthétiser et à porter un regard créatif et idéatif dès cette étape est le propre du métier de designer, mais l’objectif reste d’outiller les acteurs publics en leur transmettant ces méthodes (formations de terrain où l’enjeu est d’embarquer les agents).

L’idéation est le premier moment de la conception, l’entrée dans la réflexion sur des solutions (l’enjeu étant d’ouvrir au maximum et l’objectif de stimuler la créativité collective des participants). Lors de la phase d’idéation menée en co-conception, si les outils sont cartographiés, deux axes se distinguent : « faire de rien avec les participants » et « faire et faire réagir » où les participants viennent enrichir des scénarios esquissés en chambre (bien que toujours pensés à partir de matériaux terrain). Parmi ces outils peuvent être cités : la veille créative, le photomontage, le plan des usages, le parcours augmenté, le design fiction ou encore la maquette collaborative.

La phase de test permet quant à elle, de préciser des pistes de solutions, de tester un panel d’usages innovants et de nouvelles postures. Ces pistes à tester sont des choix collectifs. La dimension participative peut également être présente lors des temps de prototypage. Avant de déployer les solutions ; une évaluation est nécessaire pour « faire la preuve du concept ». L’intérêt étant de co-construire la grille d’évaluation avec l’équipe projet.

Ainsi, la démarche de co-conception permet un empouvoirement en mettant en place un environnement favorable stimulant le partage et l’idéation à l’aide d’objets intermédiaires, d’ «outils conviviaux6».

C’est ce qui permet aux parties prenantes, après des phases de débats et d’expérimentation, d’accoucher collectivement de formes situées et plus inclusives. L’échelle d’Arnstein (Sherry Arnstein, 1970) reste un bon outil permettant d’évaluer le niveau de participation dans un projet. L’échelon le plus haut étant la cogestion où la délégation du pouvoir au citoyen est totale. Pourtant, une partie encore trop faible de projets s’inscrit à ce niveau.
Néanmoins, il s’agit d’un outil que le designer pourrait utiliser en pilotage de projet afin de négocier avec le commanditaire des marges de manœuvre au nom des usagers dans les décisions finales. En effet, le design porte en lui une promesse démocratique. Il a une responsabilité politique et éthique : celle de contribuer avec justesse et sens, en composant du soutenable et souhaitable, à la transformation et l’amélioration de nos conditions.

6 Selon Illitch l’outil peut rendre dépendant d’un corps de spécialistes, l’outil convivial est ouvert, fait passer le collectif avant l’individuel et favorise les communs face au sur-individualisme. Les outils non-conviviaux imposent la distanciation et le repli, ils éloignent les individus les uns des autres et les citoyens de leur implication démocratique. Pour Illitch, un outil « juste » répond à trois exigences : « il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnelle. » ILLITCH, Ivan. La convivialité. Paris : Seuil, 1973. [Réédition 2003], p. 43.

  1. DUHEM Ludovic & RABIN Kenneth (dir.). Design écosocial – Convivialités, pratiques situées et nouveaux communs. It: éditions, 2018.
  2. La 27e Région. SCHERER, Pauline (dir.). Chantiers ouverts au public. La documentation française, 2015.
  3. THACKARA John. In the Bubble. De la complexité au design durable. Cité du Design éditions, 2008.
  4. MANZINI Ezio. Design, When Everybody Designs. An Introduction to Design for Social Innovation. MIT Press, 2015.
  5. GAGNON, Caroline, BIHANIC, David, LE BŒUF, Jocelyne, VIAL, Stéphane, WATKIN, Thomas (dir.). “Innovation Publique”. “Sciences du Design” 2017/1, n° 5. Presses Universitaires de France, 160 p.
  6. BERGER, Estelle, LÉVY, Pierre (dir.). “Expériences vécues de design”. “Sciences du Design” 2021/1, n° 13. Presses Universitaires de France, 94 p.

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Entretien avec Alexandre Monnin

« Le design comme un médiateur capable de nous faire toucher du doigt les enjeux de justice sociale et environnementale »

Propos recueillis par Marlène Simonessa, agence Itinéraire Bis
Illustrations réalisées par Gaëtan Barbé, agence Itinéraire Bis

Introduction

Chez Itinéraire Bis, on s’interroge non seulement sur nos pratiques de designer, mais également sur les enjeux sociaux, démocratiques, environnementaux et économiques de notre société. Pour toujours nourrir nos démarches, et dans l’objectif commun d'améliorer les situations que nous vivons, nous avons décidé d’aller à la rencontre de personnalités inspirantes issues de professions et d’horizons très différents. Nous avons échangé avec Alexandre Monnin, philosophe, directeur du master Strategy & Design for the Anthropocene (ESC Clermont BS x Strate Ecole de Design Lyon) et directeur scientifique d’Origens Media Lab.

L’anthropocène, une époque de maîtrise et de déprise  

« L'Anthropocène désigne la nouvelle époque géologique et climatique, marquée par les conséquences des activités humaines. Celles-ci, qu’elles soient l’œuvre de l’espèce humaine de manière indifférenciée ou d’un certain modèle civilisationnel dit ”thermo-industriel” - il s’agit là d’une vraie question - inscrivent l’Anthropocène dans une époque de maîtrise et de déprise. L’étendu de ces conséquences marque à la fois la puissance de l’acteur humain à l’échelle géologique mais également son impuissance face au franchissement en cours des limites planétaires. Nous sommes entrés dans une ère qui révèle d’une part cette capacité à exercer une influence sur le système-Terre et, d’autre part, l’incapacité à en affronter les conséquences. C’est en effet pourquoi l’Anthropocène a été re-conceptualisé en termes de franchissement de limites planétaires, ne concernant pas exclusivement le réchauffement climatique, mais bien un ensemble de critères géophysiques comme l’acidification des océans, la disponibilité en eau à l’échelle de sa consommation mondiale, le taux de diminution de la biodiversité ou encore la disparition de certaines espèces. Cet ensemble de limites, dont certaines ont d’ores et déjà été franchies, impliquent la considération d’enjeux planétaires et non plus seulement humains. L’Anthropocène suppose donc une vision que certains qualifierons de systémique, ouvrant sur des échelles temporelles et spatiales, nous dépassant largement, et avec lesquelles les civilisations humaines et la politique n’ont pas l'habitude de traiter. »

Le design, un outil de politisation  

« Ces échelles sont difficilement saisissables et donc difficiles à politiser, et ceci même pour les plus politisés et les plus radicaux d’entre nous. Le design en ne se posant pas comme ”une solution tout terrain” mais bien comme un médiateur capable de nous faire toucher du doigt ces enjeux, est un cadre intéressant pour nous permettre de les appréhender. »

« En travaillant sur la forme, souci qui est le sien, le design nous livre des représentations visuelles. Il met en forme de l’information, élabore des instances, etc. Il s’agit d’une pratique suffisamment large pour qu’elle puisse nourrir une démarche politique. Il me semble que le design est moins une discipline donnée qu’un cadre multiple que l’on peut mobiliser pour aborder ces enjeux. Je ne crois pas qu’il y ait une pratique unique et unifiante qui soit celle du design, même si les designers peuvent avoir besoin de cette identité. Moi qui ne suis pas designer, je me préoccupe plutôt de la chance qu’il représente que de son essence. J’insiste sur l’importance de cette pluralité de pratiques que nous pouvons mobiliser de l’extérieur. Evidemment, cela ne se suffit pas à soi seul : de belles instances ou de belles représentations ne résoudront pas à elles seules les problèmes liés à des rapports de forces ou des stratégies globales, néanmoins, ces éléments ne peuvent être évacués si l’on veut parvenir à appréhender et donc politiser des enjeux qui autrement nous échappent. Le souci de la forme est peut-être ce qui relie tout cela. Il faut, évidemment, entendre ici une forme politique, une forme qui se décline de multiples manières, une forme elle-même au pluriel. »

La fiction comme outil d’exploration de la réalité

« Je fais souvent une distinction entre le fictif et le fictionnel. La fiction n’appartient pas au domaine du fictif, c’est un outil d’exploration de la réalité. Il est tout à fait possible de rester dans la réalité par l’exploration fictionnelle, c'est-à-dire en mettant en place des cadres d’apparence fictifs mais qui s’avèrent être en prise avec la réalité. La fiction permet donc d’ouvrir des nouveaux cadres, ancrés dans la réalité elle-même. »

« Les Yes Men par exemple, ces activistes qui dénoncent le libéralisme par la caricature, s’infiltrent dans un cadre existant dans lequel ils délivrent un discours absurde voire obscène, ayant des effets sur la réalité. Mais très vite, ils révèlent leur imposture pour dénoncer une situation. Cette annonce referme alors le cadre qui commençait à s’ouvrir, or tout l'intérêt de la fiction est d’ouvrir un espace, un cadre, dans lequel il est possible et légitime de se poser d’autres questions. Tout l’enjeu étant dès lors de le maintenir ouvert pour qu’il ne soit plus perçu comme fictionnel. »

« En 2018, avec Diego Landivar, nous présentions devant la Startups Nation, lors de la conférence BlendWebMix Webmix, notre projet de ”dernière startup”, Closing Worlds, dont le programme avait pour sérieuse ambition de fermer les technologies numériques, de les faire atterrir radicalement en mettant en place des ”désincubateurs” pour embrasser les enjeux du renoncement et de la fermeture, voire la ”désinnovation”. Dans un premier temps, le public a cru à une blague, un sketch que nous allions finir par éventer. Alors que non, nous nous sommes appuyés sur un diagnostic scientifique précis issu des limites planétaires et nous étions sur place pour démontrer le sérieux de ce projet. En restant sur cette ligne sans refermer la porte ouverte, nous avons fini par susciter l’adhésion. Ce programme et les questions qu’il soulève pouvaient avoir l’air fictionnels dans la mesure où ils se placent en décalage évident par rapport au tout venant de la réalité, elle-même problématique. Car le crédo de cette réalité est le business as usual. Or les bases physiques d’une réalité, reposant sur l’innovation sans limite, sont elles-mêmes fictionnelles. En effet, maintenir l’idée qu’il est soutenable d’un point de vue physique de continuer à ouvrir de nouvelles économies reposant sur ce modèle de croissance est complètement faux. » 

« Il n’y a donc pas d’opposition entre des doux rêveurs et des réalistes : c’est au contraire fiction contre fiction dont l’une est scientifiquement ancrée et l’autre est absurde. Je nous qualifie volontiers ”d’envers des Yes Men” puisque le cadre que nous avons ouvert avec un projet comme Closing Worlds perdure. Avec Diego Landivar et Emmanuel Bonnet, nous avons depuis institutionnalisé ce cadre en créant le master Stratégie et Design pour l’Anthropocène en partenariat avec l'ESC Clermont BS et Strate Ecole de Design Lyon, qui permet d’aborder ces questions d'anticipation stratégique et qui sont et seront de plus en plus amenées à avoir un impact sur toutes les activités socio-économiques. » 

Donner forme à la résilience

« La résilience est peut-être quelque chose qui manque de forme : c’est un concept qu’il est difficile d’appréhender. Il est donc intéressant de rendre visible, de restituer et de donner forme à ce que l’on met en pratique avec la notion de résilience en termes d’objectifs et de finalités pour que d’autres puissent s’en saisir, en discuter et délibérer. 
C’est un concept qui a ses sources, comme beaucoup d’autres, dans la cybernétique, issu d’une science qui étudie des systèmes complexes et autorégulés. La résilience est donc cette capacité d’auto-adaptation au changement que peut acquérir un écosystème. Seulement, cette capacité à changer n’explicite pas ce que l’on change, ni de quelle manière. Elle évoque une adaptation permanente sans ouvrir de réflexion sur sa direction ainsi que sur les causes qui la nécessitent, c'est-à-dire sur cet ensemble d’éléments avec lesquels il y aurait matière à faire de la politique. » 

« C’est pour cette raison que l’on voit émerger des critiques de la résilience et plus précisément sur les discours qui se construisent autour de la résilience. Mais elle n’est pas seulement un concept, c’est avant tout un mode de gouvernance spécifique qui ne doit pas être attaqué uniquement d’un  point de vue sémantique. Il faut aller voir ce à quoi ce mode de gouvernance correspond, d’où il vient et ce qu’il opère, bien au-delà de ses manifestations symptômales. Quand on regarde finement ce mode de gouvernance, il est extrêmement problématique, il est devenu un mode de gestion de crise. Soraya Boudia et Nathalie Jas reviennent sur l’émergence de la doctrine de résilience en matière de gestion de crise dans Gouverner un monde toxique1 et expliquent qu’il s’agit moins, désormais, de prévenir les crises mais plutôt de maximiser la capacité des populations à se montrer résiliantes face à elles. Ceci est évidemment problématique puisqu’elles doivent se débrouiller seules au nom de ”l’empowerment”, forme ”d'encapacitation” et ”d’empuissentement”, pour s’en sortir - Mais dans quel état ? Qu’advient-il de ces milieux en définitive ?
Ce qui est central ici c’est aussi un intérêt pour le vivant et ses propriétés spécifiques - dont cette capacité d’adaptation. Ce titre, la résilience, est un concept/mode de gouvernance très puissant sur lequel la littérature américaine notamment, porte un regard critique, bien plus avancé qu’ici, en s’interrogeant sur notre notre appétence à solliciter le vivant pour mitiger les effets de nos actions. Au cœur de la résilience, on trouve en effet l’idée que l’on pourrait puiser dans le vivant lui-même les réponses à cet extractivisme qui l'abîme, c’est une manière de solliciter deux fois la nature. Sur le plan de la production d’un côté et sur le plan de mitigation de l’autre. Il faut donc comprendre la puissance de ce cadre qui arrive à capter les discours autour de la reconnexion avec le vivant. Il y a donc, d’un côté, la résilience dans sa dimension planétaire, sa capacité à mobiliser le vivant et par ailleurs, la forme de gouvernance mobilisée qu’elle représente, elle-même difficile à politiser. »

1 Soraya Boudia, Nathalie Jas, Gouverner un monde toxique, Versailles, Quae, coll. « Sciences en questions », 2019

Engager la redirection écologique dans les organisations et les territoires2

« L’idée de transition écologique et de tout ce qui lui est associé, c’est-à-dire certaines approches du développement durable, se présentent comme une potion magique : si l’action suit la recette comme par exemple, arrêter de polluer, être plus circulaire, utiliser d’autres matériaux, ou encore si l’on se concentre sur la responsabilité sociale des entreprises, tout se passera bien. Si l’on respecte un corps de doctrines avec des gradients différenciés en appliquant les ingrédients d’une croissance verte, du développement durable ou de la transition, on affrontera les problèmes actuels et il sera peut-être même possible de compenser les effets de la croissance, nous dit-on.
Cependant, il y a un impensé dans ce discours : comment applique-t-on la recette ? Le véritable problème est que ”nous” n’appliquons pas ces formules dont nous disposons depuis une trentaine d'années. Or, ce qui n’est pas applicable ne peut pas être une potion magique et il faut alors s’interroger sur les conditions sociales et politiques qui font qu’il est difficile, voire impossible, d’appliquer cette recette. Il ne s’agit pas tant d’abandonner les réponses qui peuvent être apportées que de les connecter justement à ces autres enjeux. »

« Dans le cadre du Master of Science Stratégie et Design pour l’Anthropocène, nous enseignons la redirection écologique. Nous partons du principe qu’il n’existe pas un ensemble de solutions, hélas non applicables, mais plutôt un ensemble de modèles problématiques (des infrastructures, des modèles économiques, des business modèles, des modèles managériaux, etc.) qui menacent l’habitabilité de la planète et constituent des réalités non-viables. Partis de ce constat, nous essayons de renverser la focale en démontrant que nous devons prendre soin de ces réalités à la manière des soins palliatifs, c’est-à-dire en outillant leur nécessaire démantèlement ou fermeture tout en mariant les enjeux de justice sociale et environnementale. En effet, ce sont des éléments infrastructurels auxquels nous sommes attachés et dont nous sommes dépendants, la plupart du temps malgré nous et de manière ambivalente . Il faut donc enquêter sur la nature de ces attachements pour définir ce qui doit advenir de ces réalités et se demander : comment et à quoi pourraient-elles être ré-affectés ? Comment démocratiser et repolitiser leur traitement ? Il y a un véritable enjeu pour le design à les représenter, puisque souvent ces éléments sont mal connus et mal perçus -les infrastructures, par définition, sont soustraites à notre attention-, pour permettre aux citoyen.n.e.s de délibérer sur ces questions et de s’emparer de ces problématiques. »

« Il est nécessaire de comprendre l’Anthropocène dans sa dimension très englobante, d’interroger des systèmes et des échelles qui nous sont largement étrangères tout en les articulant à des échelles relativement micro afin d'appréhender des situations d’incertitudes et exploratoires que l’on ne comprend pas d’emblée et qui nécessitent par conséquent de déployer des enquêtes3. Nous proposons donc à nos étudiants de mener des investigations sur les chantiers touchant aux enjeux de fermeture ou de renoncement à des échelles plus méso en se concentrant sur des situations et des terrains précis.
Par exemple, un travail a été mené sous l’égide de Diego Landivar par les citoyens et citoyennes eux-mêmes et elles-mêmes pour définir la mise en place de protocoles de renoncement à Grenoble afin de démocratiquement traiter un certain nombre d’infrastructures vétustes. Les piscines municipales sont des puits énergivores et la vétusté de ces infrastructures, d’une durée de vie d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années, pose la question de l'arrêt de la construction neuve. Faut-il construire de nouvelles piscines qui causeront un stress hydrique croissant sur les quarante années à venir ou bien y renoncer ? Cela implique alors d’étudier les conditions de ce renoncement et sa viabilité sur ce territoire spécifique en analysant l’attachement des habitants et des habitantes à ces piscines mais également leur rôle sur l’activité économique du territoire. L’entretien de ces infrastructures est source d’emploi pour la collectivité et son réseau de professionnels (les chauffagistes, les plombiers, etc.) qui en dépendent. Il faut également analyser et anticiper les inégalités fondamentales qu’un tel renoncement peut instaurer et identifier les publics qui fréquentent ces établissement ainsi que le rôle social que représente la piscine municipale. Ces questions, à la croisée des enjeux de justice sociale et de justice environnementale, ont fait l’objet d'une forte mobilisation et ont été traitées en concertation avec les populations qui ont ainsi pu présenter un plan aux élus. Celui-ci ayant été examiné, il suivra peut-être son cours4. »

« Plus largement, l’enjeu de la démarche que nous portons avec nos étudiant.es est de parvenir à développer des stratégies opérationnelles et effectives. Les organisations, confrontées à des bifurcation qui ne vont pas manquer d’intervenir, enquêtent elles-mêmes sur leur devenir. Elles sont souvent démunies face à un tel horizon. De même, des territoires adoptent cette démarche de co-enquête qui n’est donc plus seulement l’affaire de collectifs militants mais concerne un agrégat de chercheuses et chercheurs, des collectifs affectés, des citoyens et des citoyennes qui se réunissent dans le cadre d’instances de quartiers, par exemple pour statuer sur la signification de ces renoncement ou sur le traitement démocratique des réalités qui menacent à la fois l’habitabilité du monde en général mais aussi la capacité des milieux à subsister. Ils et elles ne sont donc pas forcément politisés au départ mais le deviennent au cours des enquêtes en s'insérant dans des rapports de forces pour finalement permettre à la démarche de peser sur le cours des choses. La finalité de ces enquêtes n’est pas tant de revendiquer sa domination idéologique que de peser sur certains  rapports de force. L’emporter est, je pense, un très bon objectif. De par sa capacité à entreprendre des actions très concrètes, le design peut intervenir stratégiquement pour soutenir un tel objectif. En naviguant entre une vision opérationnelle et une vision stratégique, il s’agit d’inventer les leviers d'action qui font aujourd’hui défaut pour faire atterrir les organisations et les institutions5, non pas seulement depuis des milieux para-institutionnels, mais en légitimant cet objectif et les moyens déployés pour l’atteindre. »

2 Titre du numéro hors-série de la revue Horizons Publics du 06 août 2021
3 Présentation du Master of Science Strategy & Design for Anthropocene, par A. Monnin sur le site de la Strate École Design, Établissement d'enseignement supérieur technique privé reconnu par l'État, membre de l'Institut Carnot Télécom & Société numérique et labellisée Carnot pour la qualité de ses partenariats de recherche.
4 Projet présenté dans le numéro Hors-série “Engager la redirection écologique dans les organisations et les territoires” de la revue Horizons Publics, 06 août 2021
5 Formulation issue de la Présentation du Master of Science Strategy & Design for Anthropocene, par A. Monnin, op.cit.

Créer une nouvelle instance

« Notre visée est donc d’institutionnaliser le cadre où s’élabore des propositions alternatives. Nous sommes notamment en train de monter un institut pour continuer à asseoir ce cadre et assurer sa cohérence. L’objectif étant qu’il ne subisse pas le même écueil que celui de la transition écologique devenu un concept derrière lequel on range tout et n’importe quoi. Nous préparons le terrain à la création d’outils de la redirection écologique, pour accompagner les organismes privés et publics sur des enjeux à la fois opérationnels et stratégiques, face auxquels ils sont démunis, et qui sont les vrais enjeux d’aujourd’hui et de demain. »

17 January 2022Comments are off for this post.

Le design qui crée du lien

Le design et l'intelligence collective pour l'innovation publique

Le design est partout, sous toutes les formes, du numérique, de l’objet, de la pensée (design thinking). Nous le pratiquons, nous l’interrogeons, nous le faisons évoluer. Le design crée des outils d'intelligence collective pour faciliter et accélérer l'innovation publique et les projets de transformation des services aux citoyens. Voici quelques réflexions - et quelques astuces pour celles et ceux qui découvrent cette discipline - sur l’apport du design dans des projets d’accompagnement de collectivités publiques.

Le design comme médiateur pour l'intelligence collective

Le design que je décris ici signifie « équipe de designers » avec des métiers variés. La description de ma pensée est issue de notre vécu au sein de l’agence Itinéraire Bis et de la manière dont nous pratiquons notre métier. Le design dans les lignes qui vont suivre n’est pas le design universel (pratiqué par tous.tes les designers) mais par notre équipe et par d’autres qui conçoivent ce métier de la même manière. 

La dénomination participants définit toutes les personnes qui participent à nos ateliers d’intelligence collective ou qui sont impliquées à certaines étapes du projet (pilotage, prise de décision, concertation…). 

Le design comme médiateur

Tout d’abord, c’est un médiateur humain, avec une équipe qui anime des ateliers d’intelligence collective mais aussi avec des objets intermédiaires de médiation (outils graphiques, cartes, modélisations 3D, dessins, facilitation graphique…). Voir notre projet sur les outils de la concertation et les esthétiques de la participation.

Il crée du liant, du lien entre toutes les parties prenantes, des citoyens, techniciens (architectes, développeurs), élus, directeurs, agents des collectivités. C’est un médiateur capable de parler le langage technique, institutionnel (dans la mesure du possible, n’oublions pas que le design se situe plutôt du côté opérationnel) et le langage citoyen. Il parle à tout le monde et s’adapte au maximum à tous les contextes d’intervention. Dans un atelier d’intelligence collective, il facilite le dialogue entre toutes les expertises : techniques, politiques, et surtout expertise d’usage. 

Pour faciliter ces échanges le design créer des artefacts : objets de discussions, objets graphiques, jeux, modélisations, maquettes. Sur la base de ces productions les participants peuvent échanger, débattre, émettre leurs réticences, leurs envies, leurs besoins… La médiation est donc - littéralement - humaine (d’humain à humain) mais elle s’appuie en grande partie sur des objets de médiations qui permettent (le plus souvent par l’image, le dessin, le schéma) de visualiser la pensée. D’autres formats existent (podcasts, expériences sonores, scénarisations, romans, notamment). La force de l’approche par le design c’est qu’elle a cette capacité à produire des formes qui facilitent la médiation dans un langage commun et universel : l’image. Voir ici nos productions en facilitation graphique.

La médiation fonctionne encore mieux si vous mettez les participants en posture de collaboration (échauffements et brise-glace bienvenus) et qu’ils ont un objectif de production commun dans un temps défini (ex : co-construire un scénario d’aménagement en 2h). FAIRE FAIRE pour créer de l’engagement et un objectif commun supérieur (qui va au-delà des revendications personnelles). 

N’ayez pas peur des tensions, des contradictions ou controverses !
Elles sont toujours présentes et sont signe de bonne santé du projet. Une solution qui emporte une adhésion totale sans avis divergents n’est peut-être pas la bonne, ou pas suffisamment ambitieuse (ambition sociale, environnementale, ou de transformation de l’action publique). 

Enfin, le design est un médiateur car il met en forme rapidement (voire en direct) la pensée et les productions des participants. La discussion est donc plus facile et va au-delà des expertises (jargon technique) et du niveau d’expression personnelle (vocabulaire, capacités d’expression). Nous resterons vigilants pour que tout le monde prenne la parole et puisse s’exprimer. Vigilants également à ce que les plus à l’aise ne monopolisent pas toute l’attention. 

Le design comme accompagnateur

Mener un projet avec les méthodes du design de service et de l’intelligence collective nécessite souvent une acculturation. Il faudra oublier les méthodes traditionnelles de gestion de projet pour changer d’approche et de posture. Un bon projet de design commence alors avec une sensibilisation aux méthodes du design. L’approche centrée utilisateur, l’enquête de terrain, l’essai-erreur, la créativité, le prototypage : des ingrédients souvent nouveaux à prendre en main par les agents, les directeurs, les citoyens. Si la méthode est rapidement assimilée elle n’en n’est pas moins déroutante à certaines étapes du projet. La synthèse créative issue de la phase terrain ou les phases d’idéation sont des exercices difficiles pour les participants. 

Sensibiliser à la méthode facilite souvent le déroulement de l’accompagnement. Les agents savent à quoi s’attendre et peuvent devenir de réel relais ou facilitateurs dans leurs services (parler avec les collègues, les inviter aux ateliers et restitutions, créer de l’engagement). Une collectivité « design proof » aura rapidement des ambassadeurs du design convaincus par cette approche. 

Le design pour ouvrir les possibles

Le design est aussi un accompagnateur qui ouvre des possibles (nouveaux espaces de travail et organisation du travail renouvelée - nouvelles postures d’accueil - nouveaux usages dans l’espace public - services plus inclusifs et multi-partenariaux etc…). Ces changements ne peuvent pas advenir de façon brutale. Il faut donc accompagner la réflexion (individuelle et collective) vers ce nouveau champ des possibles. Le design ouvre des portes et accompagne les participants pour qu’ils cheminent vers ces nouveaux possibles. 

Conseils

N’essayez pas de faire changer les participants de point de vue en 2h d’atelier d’intelligence collective. Les idées ont besoin de temps pour faire leur chemin chez chacun de nous. Si l’objectif à atteindre est ambitieux (une nouvelle organisation du travail) il faut envisager plusieurs ateliers qui amèneront progressivement tous les participants à faire leur chemin individuellement. Une chose est sûre, les ateliers catalysent et accélèrent le changement de posture ! 

Le design bouscule mais il emmène aussi (en douceur) les participants à se ré-interroger, à oser penser autrement, à ouvrir des portes qui semblaient jusqu’ici bien fermées. 

Le design comme projecteur

Le design est proche du terrain, des besoins des citoyens (ou d’une petite représentativité) et des agents qui vont rendre le service public. Un projet bien conçu prend toujours en compte les besoins « utilisateur » (un poncif du design). Mais il ne traduira pas à la lettre ces besoins au risque d’en oublier l’horizon. Un nouveau service, un nouvel espace n’est jamais conçu pour aujourd’hui. De la réflexion à la mise en œuvre, plusieurs années s’écoulent. De l’ouverture à la future rénovation des décennies passerons. Le design doit donc proposer une vision à plus long terme. Cette vision peut être co-construite avec les participants et prendra en compte les données de terrain, les signaux faibles (évolution de la société, de l’économie, de la technologie) et les aspirations au changement (sociaux, environnement, futur de l’action publique). Horizon qui s’inscrit inévitablement dans une conception philosophique ou politique du futur que l’on souhaite construire. 

Le design pour éclairer des solutions nouvelles et transformatrices

Le design est alors un projecteur car il met en lumière des solutions jusqu’ici non envisagées. Il est aussi projecteur car il projette les participants vers des solutions possibles, souhaitables, désirables (école oasis, villes décarbonées,…). La veille, le photo-langage, les vidéos de veille inspirantes, les scénarios à réaction ou encore le design fiction sont autant d’outils qui permettent de donner à voir des futurs possibles, souhaitables ou catastrophes. Les futurs désirables facilitent particulièrement les phases de créativité (l’enthousiasme et l’espoir en un avenir meilleur est un ingrédient important pour le design).  

Ce rôle de projecteur est important pour éviter au design de n’être qu’un outil supplémentaire de gestion de projet ou pire de « garantie concer-tation » pour des projets qui ne remportent pas l’adhésion. 

Pour conclure, le design a réellement sont importance aujourd’hui pour recréer du lien entre les acteurs qui ne se parlent pas (ou ne se comprennent pas toujours), par la médiation, humaine et outillée, notamment visuelle.

En résumé

  • Le design peut accompagner en douceur les transformations sociales et environnementales. 
  • Le design peut projeter vers des futurs souhaitables, d’autant plus en milieu contraint. 
  • Le design peut transformer l’essai car il met en forme et concrétise les projets. 
  • Le design crée des outils d'intelligence collective pour faciliter et accélérer les projets de transformation publique.

Le design aura t-il une nouvelle mission ? Celle d’outiller notre démocratie qui manque cruellement de médiation ?

Pour en savoir plus sur notre méthode en vidéo : conférence design territorial

14 April 2020Comments are off for this post.

Gestes quotidiens et pratiques collectives

Comment transformer les gestes quotidiens liés à des habitudes contraignantes en pratiques collectives désirables ? 

Pour Semprini, les objets quotidiens sont « des objets qui habitent notre vie ordinaire et qui meublent pour ainsi dire notre vie de tous les jours. Les objets quotidiens sont ces objets que souvent nous ne voyons pas, tant ils sont entrés dans nos pratiques de vie ordinaire, tant ils se glissent dans nos gestes les plus anodins, tant ils semblent solidaires et presque en communion avec l’univers qui nous entoure ».

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14 April 2020No Comments

L’évènementiel dans le projet de design

L’événement permet de créer un intérêt là ou à priori il n’y en aurait pas, c’est une intrusion dans le quotidien. Il peut s’inscrire sur le trajet des citadins, s’immisçant dans leurs activités individualistes. Pause ludique, bouffée d’air et de rire ou perte de temps et énervement, impassibilité ou intrigue, les réactions peuvent être de nature différente, aussi singulière que chaque personne est unique. Si l’intérêt susciter naît grâce à la ponctualité et à l’éphémère de l’événement, comment serait-il possible de créer de l’événement quotidiennement ?

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14 April 2020No Comments

L’usager et le jeu

Serait-il possible de transformer les situations de la vie quotidienne en jeu ? Compter les marches, faire la cuisine, ranger … pourraient devenir des occasions de jeu.

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29 March 2019No Comments

Le design d’expérience, de la chute libre à la brique

La chute libre une experience sensorielle intense

Le design, au même titre que l’art semble pouvoir proposer une expérience dans la relation qu’il met en place avec le public. Elle peut être psychique en engageant les sentiments et/ou physique, et engager le corps tout ou partie. Ici se pose donc la question de la place du public, est-il spectateur et donc non impliqué physiquement ou devient-il acteur du dispositif ? 

Tout d’abord, il semblerait nécessaire de définir ce qu’est l’expérience : Du latin experiri, essayer et experientia, expérience, est une connaissance acquise par la pratique, une épreuve pour démontrer ou étudier quelque chose. C’est aussi le fait de faire quelque chose une fois, de vivre un événement, considéré du point de vue de son aspect formateur. Si l’expérience est une pratique, alors si comme le dit B.Stiegler, l’usager devrait devenir praticien, il faudrait  que tout dispositif et objet proposé au « public » soit une expérience. 

On pourra donc se demander dans quelles mesures le design propose une expérience à vivre ou simplement un résultat ? (résultat du créateur individuel ou de l’action collective ?)

Nous verrons au travers des différents projets analysés qu’il semble y avoir différents degrés d’expérience allant du spectacle, ou le public reste passif, à la participation ou le public s’implique et prend part au dispositif. 

L’expérience individuelle : le design de l’usage. 

« Auteur de «L’âge de l’accès», Jeremy Rifkin, économiste, défend dans cet ouvrage la thèse que le capitalisme n’est plus fondé sur la propriété, mais sur l’accès à des expériences. En clair: le consommateur n’achète plus des objets mais des instants d’émotions. Pour Rifkin, «c’est l’intensité de l’expérience qui fournit le critère du réel». Il parle également du «life time value», ce qui a de la valeur désormais, c’est le temps, on achète du temps d’usage. »

Prenons l’exemple du service vélib’ qui met à disposition des citadins un moyen de se déplacer. L’usager ne possède plus le support de sa mobilité mais il dispose d’un temps d’usage. Pour « faire l’expérience » de visiter ou de se déplacer différemment il faut d’abord « louer » le vélo. L’interface proposée est une borne dans laquelle est implanté un écran permettant d’accéder aux fonctions de location. Celui-ci a été conçu en s’appuyant sur la cognition (design cognitif) de l’usager pour que l’utilisation en soit plus intuitive donc plus fluide et accessible. Une fois le vélo décroché, sa prise en main se veut ergonomique et ses fonctions compréhensibles et appréhendables par tous. Seulement trois vitesses, mise en route automatique des feux, béquille centrale et réglage de la selle par attache rapide, fonctions identifiables pour des personnes ayant déjà utilisé un vélo. L’expérience vécue ici sera la confrontation à l’interface puis le déplacement en vélo et ce qu’il induit (fluidité du déplacement, nouvelle appréhension du monde, règles de conduite etc…) Cependant cet événement, à force de répétitions pourrai voire sont impact sensoriel diminuer d’intensité par habitude dans l’utilisation de l’objet et selon l’aise de l’usager passer du plaisir à la peur ou l’énervement. Mais l’expérience, considérée sous l’angle du trajet se renouvelle à chaque utilisation selon l’itinéraire emprunté, et l’état d’esprit du cycliste. 

On pourra aussi se demander si la forme de cette expérience individuelle est celle du vélib’ (interface-borne-vélo) ou bien le résultat de l’accumulation des trajets effectués par tout les utilisateurs. Dans ce cas, cette expérience individuelle devient collective car elle propose un usage similaire à tous et la superposition ou l’échange des trajets pourrait augmenter l’expérience de ce dispositif. 

Le projet subway-slide, campagne de pub pour Volkswagen, propose aux usagers du métro Berlinois de glisser plutôt que de descendre les marches pour accéder aux rames.  

L’expérience est ici purement physique, avec un retour aux jeux de l’enfance, la sensation de fluidité, de rapidité, de « glisse » qui procure des sensations d’adrénaline. Ici l’usage est aussi dicté par le dispositif, on s’assoit et on se laisse glisser. Le résultat est un plaisir individuelle pour ceux qui auront osé, un étonnement ou un divertissement pour ceux qui auront regardé et un sentiment psychique (amusement) pour ceux qui en verront les images. 

Entre expérience individuelle et collective : 

Le projet Bloomberg Ice de Toshio Iwai propose aux citadins Tokyoïtes de jouer avec des données du monde entier par l’intermédiaire d’un mur interactif. Les informations sont récoltées et transformées sous une forme simple et « pure ». Des capteurs infrarouges détectent les mouvements à 50 cm. Une fois le mur activé, quatre jeux sont proposés : une harpe, un jeu de volley-ball, un jeu de d’ombre et une vague digitale. Les formes générées dépendent du mouvement de l’utilisateur, c’est lui qui en temps réel inter agit avec le dispositif. 

Il peut tenter l’expérience seul ou jouer avec d’autres. Les formes seront le résultat de l’interaction simultanée des participants. Le corps et l’esprit du public sont donc en action, l’expérience peut donc passer de l’individuel au collectif. Dans le même esprit, « Enteractive electroland » offre aux citadins de jouer avec la lumière. Un quadrillage de carré lumineux au sol s’active lorsque l’on marche dessus et le même quadrillage se trouve sur la façade d’un bâtiment et reproduit les variations lumineuses générées par les mouvements des participants. La forme de l’expérience est ici « digitale » et lumineuses. Le mouvement est transformé numériquement. Le mur Bloomberg Ice retranscrit directement les mouvements de chacun tandis que « Enteractiv electroland » montre une synthèse des mouvements, une vue d’ensemble d’une action collective. L’image résultante est souvent très géométrique, (lignes, carrés) puisque dans les deux cas la cellule de base à la forme d’un pixel. La forme de l’expérience devient une synthétisation des mouvements, une digitalisation du corps en quelques sortes. 

L’expérience participative : 

Si l’expérience peut être vécue à différents niveaux on peut en distinguer deux principaux. Celle passant par les émotions que pourra évoquer tel image, spectacle ou tableaux nous renvoyant à un inconscient collectif ou autre expérience personnelle passée, mais aussi l’expérience plus profonde, impliquant l’être dans son entier, tant psychiquement que physiquement ayant pour but de lui apporter un apprentissage ou des sentiments formateur. 

Le projet « apporter sa brique à l’édifice des 5.5 designers semble être un exemple intéressant d’une expérience collective participative. A partir de règles simples et de 3 modules ayant une fonctionnalité déterminé, l’action de chaque participant aura permis de construire de nouvelles formes d’habitat et de mobilier. Chaque participant prend part et s’investit pour construire avec l’aide d’autres un édifice commun. L’expérience est donc dans « l’action » du public, dans la construction. Elle n’est pas uniquement « à montrer » et n’est pas le résultat de l’expérience unique du, des créateurs. En proposant l’expérience au public on peut voire émerger des formes nouvelles (nouvelles façon d’habiter ?), mais aussi comprendre et se rendre compte des besoins et envies des gens qui habiteront les espaces et le mobilier de demain. Le résultat de l’expérience permet ici de prendre du recul et peut être de faire un état des lieux profitables tant aux créateurs qu’aux citadins. 

« Droog design dinner delight 2005 » Marije Vogelzang

Le projet de Marije Vogelzang et Droog design, « droog design dinner delight 2005 » propose une nouvelle  expérience collective culinaire. Les participants sont attablés dans un contexte favorisant l’échange et développant de nouvelles gestuelles autour du repas. Pour l’entrée les assiettes sont en deux parties contenants pour certaines uniquement du jambon de parme ou du melon. Pour profiter de la complémentarité de ces deux mets il faudra donc échanger la moitié de notre assiette avec l’un des autres gourmets. Dans la même idée les participants sont coupés de l’environnement de la salle par des laies de tissus tendues tout le long de la table recréant un espace plus resserré et renforçant ainsi l’intimité et la proximité entre les personnes. Les participants expérimentent un nouveau rapport avec la nourriture et aux personnes partageant la prise du repas.